mercredi 10 novembre 2010

L’oppidum de Gaujac a-t-il reçu du triumvir Lépide son titre de chef-lieu de cité latine ?


Par Jean CHARMASSON, Monique et Claude CÉROU
Depuis le commentaire de Michel Christol, professeur à la Sorbonne, spécialiste de l’épigraphie nîmoise, d’une inscription découverte au temple d’Apollon et d’Artémis de l’oppidum de Gaujac (1), tout le monde s’accorde à penser que ce site archéologique était le siège d’un chef-lieu de cité latine. On s’interroge aujourd’hui sur l’identité de l’autorité qui a décidé de conférer ce privilège à la ville antique.

Rappel historique
Après l’assassinat de Jules César en plein sénat, le 14 mars 44 avant J.-C., Antoine son ami et Octave son fils adoptif se disputent sa succession. Les deux adversaires se rapprochent pour un temps et, s’adjoignant Lépide, ancien maître de la cavalerie de César, ils forment le Second Triumvirat (novembre 43). A eux trois ils gouvernent l’Etat romain jusqu’à la déposition de Lépide (automne 36) et aux suicides d’Antoine et de son épouse la reine d’Égypte Cléopâtre, en 30 avant J.-C. après leur défaite à la bataille d’Actium. Octave, désormais seul maître de l’État, reçoit du sénat le nom d’Auguste c’est-à-dire de « Saint », d’ « Inviolable ». Ainsi est fondé l’Empire romain.

Lépide, maître de la Transalpine
Un épisode de la carrière politique de Lépide nous concerne particulièrement : celui où il reçut le gouvernement de la Transalpine, au sud-est de la Gaule, de 43 à 40 avant J.-C. Est-ce au cours de ce bref passage dans notre région que l’oppidum de Gaujac a reçu de lui le titre prestigieux de chef-lieu de cité latine (en latin oppidum latinum) ?
L’une des intentions de ce triumvir était de lever des troupes légionnaires propres à renforcer son armée, en vue de la conquête de la Sicile sur laquelle il avait des prétentions. En quoi, d’ailleurs, il échouera puisque ses soldats l’abandonneront pour se rallier à Octave, ce qui entraînera sa perte, et sa destitution à l’automne 36.
Entre 43 et 40 Lépide règne donc sur notre région et, pour former ses légions recrutées parmi les Celtes, il a besoin de l’appui des notables gaulois, de favoriser le clientélisme parmi eux et, par conséquent, de leur accorder des honneurs.

Une inscription révélatrice
En mars 1987, la SECABR (Société d’Étude des Civilisations Antiques Bas-rhodaniennes) entreprenait la consolidation des vestiges d’un monument public datant de l’Antiquité tardive situé sur la sixième terrasse de l’oppidum de Gaujac (Gard). Ces vestiges se composent pour l’essentiel d’un mur orienté est-ouest, au sud du transept de l’église Saint-Vincent et parallèlement à ce dernier. De nombreux éléments d’architecture, dont un bel entablement mouluré de deux mètres de long, avaient été remployés pour réaliser la construction. C’est le long de ce mur qu’a été mise au jour une stèle funéraire portant une inscription latine gravée dans un bloc de calcaire gris (2). Le cippe, finement ravalé, est incomplet en haut et en bas. Il avait été placé à l’envers, le haut en bas, et mesurait 91 cm de hauteur, 58,5 cm de largeur et 58,5 cm d’épaisseur. La pierre était éclatée verticalement et, au moment de la dépose, une plaque à l’avant, préservant le champ épigraphique complet, de 13 cm d’épaisseur s’est détachée de la masse. Elle est conservée à la bibliothèque municipale de la commune de Gaujac.
L’inscription comporte quatre lignes. La hauteur des lettres varie à chaque ligne de 5,5 cm à 7,5 cm.
AEMILIA
ATEVLOIBITIS . F
BITVGNATAE
EX TESTAMENT
Aemiliae Ateuloibitis f [iliae] Bitugnatae ex testament [o] qui se traduit par : Pour Aemilia Bitugnata fille d’Ateuloibitis, d’après son testament.
En dépit de sa simplicité, ce document présente un grand intérêt grâce aux données onomastiques qu’il livre (3).
Le gentilice Aemilia (féminin de Aemilius) qui est celui de la défunte renvoie évidemment à celui de Lépide dont la dénomination complète est Marcus Aemilius Lepidus. L’indication de la filiation prouve qu’elle avait été élevée à la citoyenneté romaine. La question qui se pose est celle de la date : Aemilia, citoyenne romaine, était-elle contemporaine du passage au pouvoir de Lépide sur notre région ? Michel Christol écrit : « Plus l’inscription est de date haute plus l’éventualité d’une intervention du triumvir Lépide est vraisemblable, puisqu’il faut tenir compte que c’est le père de la défunte lui-même qui aurait bénéficié de ce privilège […] Quoiqu’il en soit retenons que c’est peut-être dans cette partie orientale des Volques (la basse vallée du Rhône) que pourraient se trouver les plus authentiques témoignages de l’intervention de Lépide pour se constituer, sur le modèle de ses prédécesseurs et de ses compétiteurs, des clientèles provinciales  (4) ».
Selon le droit romain, la filiation du défunt se référait au prénom du père. Or, dans le cas d’Aemilia, elle se réfère au surnom celtique de son père ce qui suppose une date ancienne où les pratiques juridiques romaines n’étaient pas encore totalement en usage dans les provinces. « On supposera également que le père d’Aemilia était déjà citoyen romain et non de statut pérégrin (étranger à la société romaine) ou qu’il reçut le droit de cité romaine dans le courant de son existence (5) ». Ce qui remonte encore la date, vraisemblablement jusqu’à Lépide.

Un cadre urbain digne d’une capitale provinciale
Un argument extrinsèque vient étayer cette hypothèse : l’urbanisation de prestige que reçut l’oppidum de Gaujac. Un étagement de plates-formes fut taillé dans les flancs de la colline sur lesquelles furent érigés des monuments publics : temples, thermes, remparts. Il est clair que les indigènes ne disposaient pas, loin de là, de moyens financiers suffisants pour réaliser cette parure urbanistique dans un temps relativement court. Seule, une puissance au plus haut niveau de l’État en était capable.
Pour dater le début de ce soudain et brillant essor de l’oppidum, nous nous réfèrerons au monument public le plus ancien découvert à ce jour : le temple d’Apollon et d’Artémis bâti sur une terrasse du versant méridional de la ville (6). Sa construction a été datée des années 40-30 avant J.-C. Il se dresse à peu près au centre d’un péribole horizontal de 1 320 m2 de surface, soutenu au sud par un mur épais, au parement irrégulier, de type cyclopéen, nécessairement antérieur puisqu’il soutient l’assise du temple et que l’on peut ainsi dater légèrement postérieure au milieu du premier siècle avant J.-C., c’est-à-dire précisément au temps de l’autorité de Lépide sur notre région.
Cette découverte, premier élément de l’essor architectural de la ville, vient appuyer ce que l’épigraphie nous révélait déjà.
Il y a donc de fortes probabilités que ce soit sous l’administration du triumvir Lépide, entre 43 et 40, que l’oppidum de Gaujac ait reçu son titre de chef-lieu de cité latine.

Notes
  1. Michel Christol et Jean Charmasson, Une inscription découverte à Gaujac (Gard), Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1987, pp. 116-128, pl. V, fig. 2.
  2. Jean Charmasson, Les inscriptions latines de l’oppidum Saint-Vincent de Gaujac, Rhodanie, 29, 1989, pp. 12-13.
  3. Jean Charmasson, Michel Christol, Michel Janon, Une nouvelle inscription de Gaujac et les Aemili nîmois, Inscriptions Antiques de la Cité de Nîmes 21, sous la direction de Michel Christol, Cahiers des musées et monuments de Nîmes, 11, 1992, pp. 79-95, fig. 21.
  4. Cf. supra, p. 91
  5. Cf. supra, p. 91
  6. Jean Charmasson, Le temple d’Apollon et d’Artémis à l’oppidum de Gaujac, Rhodanie, 112, décembre 2009

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